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L'arabe véhicule du savoir

Le développement des sciences exactes s'appuie sur les traductions d'ouvrages indiens, persans et surtout grec.

La traduction de ces ouvrages a très probablement débuté doucement sous Harun al- Rachid : il va se poursuivre tout au long du IXe siècle suivant. C'est cependant sous le règne d'al-Ma'mun que la plus grande partie des traductions va être effectuée, ou du moins entrepris (1) . Tout ce qui avait été composé en grec, que ce soit en sciences exactes ou en philosophie, est alors recherché pour être traduit - et ce travail est largement payé. Un nombre non négligeable de textes scientifiques grecs majeurs - comme le livre des hypothèses de Ptolémée, une partie des coniques d'Apollonius, et plusieurs livres des Arithmétiques de Diophante - n'est ainsi connu aujourd’hui que par la traduction arabe qui a été faite à cette époque.

    Au IXe siècle, les textes grecs se trouvent en grand nombre sur place. Durant cette période, l`empire abbasside recouvre en effet une partie de l`ancien empire byzantin ( Syrie, Irak et Égypte ) et abrite. entre autres lieux culturels, certains monastères chrétiens possédant d`importantes bibliothèques de manuscrits en langue grecque. Qui de plus, d`après des témoignages très précis, la remise d`ouvrages fait alors partie des conditions de paix entre Abbassides et les Byzantins: plusieurs missions sont envoyées de Bagdad à Byzance pour y chercher des textes particuliers. Une fois apportés, ces manuscrits grecs sont généralement déposés dans les bibliothèques de la  ''Maison de la sagesse'' pour que soit effectuée leur conversion en langue arabe.

    Parallèlement à ces traductions, la recherche démarre, un même homme menant parfois de front l`un et l`autre travail: tel est le cas de Thabit b . Qurra et de Qusta b . Luqa en mathématiques et en astronomie (2) ou de Hunayn b. Ishaq en médecine . Sur l`ordre d`al-Ma`mun , l'ALmageste de Ptolémée- ouvrage de référence en astronomie mathématique grecque- est ainsi traduit en 825-826, alors même qu`est financée par le calife la construction de deux observatoires collectifs, l`un à Bagdad l`autre à Damas. Leur programme d`observation continue du Soleil et de la lune doit permettre de vérifier les résultats de Ptolémée et l`exactitude de ses tables de position pour ces astres . Il aboutit, vers 835,à la rédaction collective d`une nouvelle série de tables astronomiques, la Table vérifiée , puis, avant 850, à celle du traitée Sur l`année solaire (3).  Celui-ci remet entièrement en cause le modèle du Soleil proposé par Ptolémée et sa mesure de longueur de l`année solaire. Il soumet en effet le Soleil au mouvement de précision des étoiles fixes et prend comme constante absolue la longueur de l'année solaire sidérale (retour du soleil à la même étoile), et non celle de l`année solaire tropique (retour du soleil à l'équinoxe du printemps).

  Le même type de démarche s'applique alors dans d'autres domaines. En mathématiques par xemple, se développe toute une recherche s'appuyant, d'une part, sur des textes grecs en géométrie et en théorie des nombres, et, d'autre part, sur des textes indiens en arithmétique, avec l`introduction de la numération de position; autour de 830, al-khawarizmi crée également une discipline entièrement nouvelle : l'algèbre (4)  qui permet de raisonner non plus sur de objets précis-chiffres, longueurs, surfaces - mais sur des inconnus avec toutes les généralités et la souplesse que cela implique. Les différentes sciences étant pratiquées et développées exclusivement en langue arabes, celle-ci devient assez rapidement une langue scientifique au sens propre du terme, dans sa structure et son vocabulaire. Au cours du IXe siècle, on voit ainsi disparaître des textes la plupart des transcriptions de mots grecs au profil de termes techniques parfaitement arabisés, par exemple pour le périgée ou l'apogée des astres.

    Source - Les Cahiers des Sciences - Numéro 43 - 1998

 

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1- Les manuscrits arabes qui les contiennent, ou les ouvrages bibliographiques arabes anciens qui les mentionnent, portent souvent la notation suivante: " Cette traduction du grec en arabe a été effectuée par Un tel, sur l'ordre d'al-Ma'mun".

2 - R. Rashed, Optique et mathématique. Recherche sur l'histoire de la pensée scientifique en arabe, Aldershot, Variorum Reprints , 1992

3 - Ce traité attribué faussement à Thabit b Qurra, est édité et commenté dans Thabit b Qurra, OEuvres d`astronomie, éd, trad et com , par R. Morelon, Paris , Les Belles Lettres, 1987

4 - cf. R. Rashed , Entre arithmétique et algèbre , recherche sur l`histoire des mathématiques arabes , Paris , Les Bellles Lettres , 1984

 


 

Fortune d’une langue Source :" Les Arabes " - Marc Bergé

Une langue arabe littéraire « super-tribale»

L'Arabie qui, au VIe siècle, ne réussissait pas les conditions pour faire son unité politique, étant cependant marquée, en tout lieu, par l'esprit bédouin. Cette unité psychologique qui transparaissait dans le mode de vie des tribus nomades ou sédentaires et qui était frappante dans le comportement des individus avait, comme pendant, une unité linguistique d'un haut niveau, grâce à une langue "littéraire" qui s'était progressivement imposée à tous - parallèlement aux divers dialectes- pour exprimer le fond commun de l'âme arabe. Cette langue était même en usage d'Arabie jusqu'en Syrie-Palestine et en Mésopotamie chez les Ghassanides. Elle "se superposait", en quelques sorte, aux dialectes locaux, mais les dialectes du centre et de l'est de l'Arabie étaient plus proche d'elle que les autres dialectes, comme de nos jours, au Nadjd.

On peut qualifier de "fortune " cet évènement qui est une conquête, sur deux fronts, laissant deux vaincus: au sud, la langue écrite sud-arabique, concurrencée directement par l'arabe jusque dans la vie officielle, politique ou économique, et, au nord, l'araméen, qui devait renoncer à son usage parlé.Succès aussi sur le plan de l'écriture, où l'on enregistre le recul de l'alphabet sud-arabique et la naissance de la graphie arabe dérivée du modèle araméen.

A quels domaines, donc, s'appliquait cette langue commune, qui n'avait pas la prétention d'éliminer les idiomes parlés et se situait à un niveau «super-tribal» ? Pour cette période, il faut songer à un usage avant tout artistique, réservé d'abord aux poètes, mais aussi aux orateurs, conteurs, devins (Hakim) et sages, si l'on entend par là ceux qui exprimaient la sagesse populaire en des sentences bien frappées. On peut dons déjà parler, au VIe siècle, du point de vue de la forme d'expression, d'une prose et d'une poésie arabes.

Une sagesse en prose rimée et rythmée

Notons tout de suite, au sujet de la prose, qu'il s'agit d'une «prose rimée et rythmée», appelée saja' سجع  ), et qu'il y a donc une grande parenté de forme entre elle et la poésie. La racine arabe saja'a signifie «gémir», «roucouler», en parlant des pigeons, des tourterelles et d'autres oiseaux, dont la voix offre les mêmes tons après chaque temps d'arrêt. Elle est employée aussi pour parler de la chamelle quand elle fait entendre un seul cri. C'est, à vrai dire, la structure même de la langue arabe, dont les mots sont un agencement de syllabes brèves et longues, d'une importance fondamentales pour la compréhension, qui appelait ce mode d'expression «rythmé», la rime - ou « clausule»(1)  - de son côté, étant favorisé par la richesse du vocabulaire   et la variété des combinaisons possibles entre les consonnes, pour aboutir à la racine trilittère (c'est-à-dire  composée de trois consonnes) exprimant une ou plusieurs notion générales.

"En arabe, la consonne est telle  que  rien ne voile l'étymologie des mots pour celui qui parle et pour ceux qui l'écoutent. De ce fait, le vocable évoque toujours, dans cette langue, toute la racine à laquelle il se rattache [...]. Une racine arabe est donc un lyre dont on ne touche pas une corde sans faire vibrer toutes les autres, et chaque mot, en sus de sa résonance propre, éveille les secrètes harmoniques des mots apparentés. par -delà les limites de son sens directe, il fait passer dans les profondeurs de l'âme tout un cortège de sentiments et d'images [...]. En lui-même l'arabe est donc, si l'on peut dire, prosodique " (2), donc mélodique.  

La langue, sous cette forme de prose rimée, était donc un outil prestigieux qui, à  la veillée (samar), sous la tente, comme au combat, en plein désert, se révélait un instrument d'improvisation souverain, dont les mémoires conservaient précieusement les productions : légendes des anciens rois de Yémen, récits bibliques colportés avec plus ou moins d'exactitude, mais surtout récits héroïques des «journées mémorables des Arabes » (Ayyam al-'Arab), concernant des engagements guerriers des tribus entières ou de modestes familles, voire de simple personnes.

1 - Le clausule est le dernier membre d'une strophe , d'une période oratoire , d'un vers. C'est un agencement de syllabes à la fin d'une phrase  ou de membres de phrase

2 –W . Marçais "La langue arabe " in Revue de l'institut des études politiques d'Alger.1958


 

Influence de la langue arabe

Parlez-vous l'arabe sans le savoir?

La langue est un remarquable conservatoire des rencontres de cultures, un musée vivant. Les ports méditerranéens en témoignent tous les instants en maltraitant toutes les frontières scientifiques et, par la transfusion de leurs règles, de créer une langue partagée. Ce texte de Sigrid Hunké met en scène les termes et les objets passés des Arabes vers les Occidentaux.

L'assaisonnement du quotidien

Des noms arabes pour des dons arabes.

"Permettez-moi de vous inviter à prendre quelque chose dans ce café, Enlevez donc votre jaquette et prenez place sur le sofa au matelas  garni d'une étoffe carmin.  Le cafetier  s'empressera de vous servir une tasse de café avec deux petits morceaux de sucre  à moins que vous ne préfériez une carafe de limonade  bien glacée, ou encore un peu d'alcool ! Non  Mais vous accepterez certainement une tarte aux abricots et aux bananes!

Mais bien sûr, cher amis, vous êtes aujourd`hui mon invité! Puis-je vous offrir, pour commencer , un sorbet à l'orange? Je crois que des artichauts feraient une entrée fort agréable. Et que penseriez-vous d'un chapon accompagné de riz et de barquettes aux épinards? Pour le dessert je ne saurais trop recommander ce gâteau à  la sauce d'arak. Et pour clore le repas, un moka ... Mais, je vous en prie, installez- vous sur le divan.

Pourquoi, certes, ne vous sentiriez-vous pas parfaitement à l'aise, alors que tout ce qui vous entoure comme tout ce que je vous offre se trouve sur la liste des articles depuis longtemps inventoriés qui font partie de notre existence, et cela bien que nous les ayons empruntés à un monde étranger à savoir le monde arabe? Le café qui vous sert quotidiennement de stimulant, la tasse dans laquelle vous versez ce noir breuvage, le sucre sans lequel vous ne sauriez aujourd`hui imaginer un menu, la limonade et le carafe, la jaquette et le matelas, c'est aux Arabes que nous devons de les connaître. Et ce n'est pas tout! Dans la presque totalité du monde civilisé, ces articles portent encore leur non arabe! de même pour candi, bergamote, orange, etc

Rien d'étonnant me diriez-vous sans doute, à ce que certains fruits originaires des pays chauds (tout comme certains aliments ou boisson) nous viennent de l'Orient; et pourquoi dans ce cas, ne conserveraient-ils leur appellation d'origine?

Et lorsque vous avouez que, maté par la fatigue, vous vous étendez sur le sofa, le divan, l'ottomane ou dans l'alcôve, vous m'assurez que n'importe quel enfant saurait reconnaître l'origine étrangère de terme aussi extravagants. Mais savez-vous que sans, le valoir, vous avez employé un autre mot arabe, un terme issu du jeu d'échecs (jeu que les Arabes nous ont appris, l'émissaire d'Haroun al-Rachid l'ayant, dit-on, introduit à la cour de Charlemagne), qu'échec vient de scheik( le roi) et que le mot maté que vous avez employé vient de  mat qui signifie tout simplement: “Il est mort"? Alors, vous voyez: échec et mat!

Saviez-vous en outre que le sac de maroquin  que vous voyez dans ce magasin portent encore l'estampille des Arabes? Quant aux étoffes exposées dans cette vitrine, en dehors des cotonnades, des mousselines, du mohair, souple et duveteux, vous pouvez faire votre choix entre le satin élégant, le taffetas distingué, la moire chatoyante et le damas somptueux (de la vile de Damas), qui étalent à vos yeux toute une gamme de nuances depuis le jaune safran jusqu' au lilas en passant par l`orange et le cramoisi. Autant de délicates  invites à nous souvenir de ceux auxquels nous devons des étoffes aussi utiles que précieuses sous leurs coloris éclatants, c'est-à-dire aux Arabes.

Savez-vous que lorsque vous entrez dans une pharmacie ou une droguerie, vous y trouvez quantité d'"inventions" arabes. Un simple coup d'œil aux caisses et aux flacons du droguiste suffira à nous convaincre: vous y verrez de la muscade, du  cumin, de l'estragon, du safran, du camphre, de la benzine, de l'alcali, de la soude, du borax, de la saccharine, de l'ambre et bien d'autres drogues arabes dont vous usez quotidiennement. Savez-vous que nous désignons encore sous son nom arabe de laque, le vernis dont nous couvrons nos ongles, que l'aniline, le gaz , le talc et la ouate sont autant de noms arabes?

Vous ne sauriez donc nier plus longtemps que le grand nombre de noms arabes qui émaillent notre langue désignent des articles d'usage courant dont les arabes nous ont révélé l'existence. Ni que ces articles aient apporté à notre vie quotidienne, jadis insipide, voire un peu sordide, maints agréments délicats qui l'ont littéralement assaisonnée, embellie par la couleur et le parfum, ni que celle-ci leur doive d`être plus saine et plus hygiénique en même temps que plus riche de confort et d`élégance...

Source : "Le soleil d'Allah brille sur l'Occident , notre héritage arabe . Albin Michel 1963"