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Fortune d’une langue Source :" Les Arabes " - Marc Bergé

Une langue arabe littéraire « super-tribale»

L'Arabie qui, au VIe siècle, ne réussissait pas les conditions pour faire son unité politique, étant cependant marquée, en tout lieu, par l'esprit bédouin. Cette unité psychologique qui transparaissait dans le mode de vie des tribus nomades ou sédentaires et qui était frappante dans le comportement des individus avait, comme pendant, une unité linguistique d'un haut niveau, grâce à une langue "littéraire" qui s'était progressivement imposée à tous - parallèlement aux divers dialectes- pour exprimer le fond commun de l'âme arabe. Cette langue était même en usage d'Arabie jusqu'en Syrie-Palestine et en Mésopotamie chez les Ghassanides. Elle "se superposait", en quelques sorte, aux dialectes locaux, mais les dialectes du centre et de l'est de l'Arabie étaient plus proche d'elle que les autres dialectes, comme de nos jours, au Nadjd.

On peut qualifier de "fortune " cet évènement qui est une conquête, sur deux fronts, laissant deux vaincus: au sud, la langue écrite sud-arabique, concurrencée directement par l'arabe jusque dans la vie officielle, politique ou économique, et, au nord, l'araméen, qui devait renoncer à son usage parlé.Succès aussi sur le plan de l'écriture, où l'on enregistre le recul de l'alphabet sud-arabique et la naissance de la graphie arabe dérivée du modèle araméen.

A quels domaines, donc, s'appliquait cette langue commune, qui n'avait pas la prétention d'éliminer les idiomes parlés et se situait à un niveau «super-tribal» ? Pour cette période, il faut songer à un usage avant tout artistique, réservé d'abord aux poètes, mais aussi aux orateurs, conteurs, devins (Hakim) et sages, si l'on entend par là ceux qui exprimaient la sagesse populaire en des sentences bien frappées. On peut dons déjà parler, au VIe siècle, du point de vue de la forme d'expression, d'une prose et d'une poésie arabes.

Une sagesse en prose rimée et rythmée

Notons tout de suite, au sujet de la prose, qu'il s'agit d'une «prose rimée et rythmée», appelée saja' سجع  ), et qu'il y a donc une grande parenté de forme entre elle et la poésie. La racine arabe saja'a signifie «gémir», «roucouler», en parlant des pigeons, des tourterelles et d'autres oiseaux, dont la voix offre les mêmes tons après chaque temps d'arrêt. Elle est employée aussi pour parler de la chamelle quand elle fait entendre un seul cri. C'est, à vrai dire, la structure même de la langue arabe, dont les mots sont un agencement de syllabes brèves et longues, d'une importance fondamentales pour la compréhension, qui appelait ce mode d'expression «rythmé», la rime - ou « clausule»(1)  - de son côté, étant favorisé par la richesse du vocabulaire   et la variété des combinaisons possibles entre les consonnes, pour aboutir à la racine trilittère (c'est-à-dire  composée de trois consonnes) exprimant une ou plusieurs notion générales.

"En arabe, la consonne est telle  que  rien ne voile l'étymologie des mots pour celui qui parle et pour ceux qui l'écoutent. De ce fait, le vocable évoque toujours, dans cette langue, toute la racine à laquelle il se rattache [...]. Une racine arabe est donc un lyre dont on ne touche pas une corde sans faire vibrer toutes les autres, et chaque mot, en sus de sa résonance propre, éveille les secrètes harmoniques des mots apparentés. par -delà les limites de son sens directe, il fait passer dans les profondeurs de l'âme tout un cortège de sentiments et d'images [...]. En lui-même l'arabe est donc, si l'on peut dire, prosodique " (2), donc mélodique.  

La langue, sous cette forme de prose rimée, était donc un outil prestigieux qui, à  la veillée (samar), sous la tente, comme au combat, en plein désert, se révélait un instrument d'improvisation souverain, dont les mémoires conservaient précieusement les productions : légendes des anciens rois de Yémen, récits bibliques colportés avec plus ou moins d'exactitude, mais surtout récits héroïques des «journées mémorables des Arabes » (Ayyam al-'Arab), concernant des engagements guerriers des tribus entières ou de modestes familles, voire de simple personnes.

1 - Le clausule est le dernier membre d'une strophe , d'une période oratoire , d'un vers. C'est un agencement de syllabes à la fin d'une phrase  ou de membres de phrase

2 –W . Marçais "La langue arabe " in Revue de l'institut des études politiques d'Alger.1958