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Marc Bergé

Marc Bergé historien orientaliste, né au Maroc ; par ses recherches et ses traductions il contribua largement à la découverte des richesses de la civilisation arabo-musulmane. Du Maghreb, terre d`accueil, il se rend en Orient où ses recherches le conduisent au Liban, en Syrie, Jordanie, Égypte, Iraq, Iran, Turquie, Inde, Asie centrale soviétique et Arabie. C'est autant par l`étude des manuscrits que par les contacts humains qu`il est parvenu à nous montrer les aspects les plus variés d'une culture arabe vivante.

Parmi ses ouvrages

- Les Arabes - histoire et civilisation des Arabes et du monde musulman des origines à la chute du royaume de Grenade racontée par les témoins. Édition Lidis, Paris.

-Pour un humanisme vécu: Abu Hayyan al-Tawhidi. Essai sur la personnalité morale. intellectuelle et littéraire d`un grand prosateur et humaniste arabe de Bagdad, Ray et Chiraz au IVe/Xe siècle. Col I.F.E.A. de Damas , A. Maisonneuve, Paris 1977

 

Préface du livre «les Arabes»

L'ouvrage de Marc Bergé «Les Arabes » est présenté par le professeur Jacques Berques. Une préface qui met en relief les caractéristiques de la civilisation arabo-islamique, et retrace le développement de cette culture à travers le livre de Marc Bergé. Une préface fort intéressante qui mérite d`être signalée.

"Elle a beau, l'ère que traverse le monde, jouir de tous les pouvoirs, s'ouvrir aux risques les plus exaltants de l'action et de la connaissance, elle ne fonde pas ainsi à elle seule une civilisation. Au vrai elle ne constitue qu'une phase de déploiement humaine. Or, si quelques peuples seulement l'avaient d'abord assumée, en profitant d'elle, tous les autres aujourd'hui le font, ou aspirent à le faire. Par là se diversifient la conscience de ce qui lui manque et l'exigence de créations personnalisées.

Créer, ce n`est pas toujours innover. C'est aussi rénover. Un mot arabe dit cela: tajdid , qui comporte les deux significations. A la lumière de cette double responsabilité, désormais prise en charge par l'Islam arabe comme par bien d'autres systèmes, nous jetterons un regard plus juste sur les périodes classiques, naguère vouées aux restitutions passéistes, et par là reléguées dans l'intemporel. Ce qui n'était pas collecte érudite pourra dès lors devenirs, «comme par une sorte de récompense» - pour reprendre la confidence de Fichte - , suscitation en commun, retour du goût et de saveur, présence en nous de l'Autre, regard de l'Autre sur nous, injection lancée par nous tous, solidairement, à la révolution scientifique et technique de se vouloir enfin civilisation. Qu'est-ce qu'une civilisation? C'est une pluralité se cherchant un langage, une âme,  une destinée.

Bien qu'à nul moment de l'Antiquité les Arabes n'eussent été un peuple neuf- voyez dans le Coran toutes ces références à des civilisations disparus - on peut légitimement lier leur entrée dans la grande histoire à la «descente» de leur livre sacré durant le premier tiers du VIIe siècles. Cette action se qualifie elle-même de tahaddi ou «défi». Défi, elle l'était à coup sûr, aussi bien par la violence des idéaux érigés de la sorte, que par l'écart sociologique qui la faisait trancher si fort sur les réalités arabes et internationales du temps. Et ce défi encore et surtout qu'elle lançait à la finitude et à la médiocrité de l'aventure humaine. Le monde, humilié mais justifié par ses fins, cesserait, si l'on peut dire, de tourner sur lui-même. Une image vient à l'esprit: celle d'une balle qui tournoierait avant d'être projetée, de par la divine promesse, dans ces espaces infinis jusqu'où nulle entreprise d'hommes ou de démons ne pourra jamais percer (Cor., LV, 31). La responsabilité devant l'Échéance ou din, la promesse et la menace de l'Arrière -Monde ou ghayb investiraient toute existence terrestre.

Or l'Arabe, ainsi distingué par la Révélation, bien qu'il n'en résulte pour lui nul privilège sur le reste des peuples, demeure jusqu'à nos jours l'archive de cette rencontre. Il le manifeste sous nos yeux même par son discours et son comportement. Mais il traduit encore une ambiguïté. Car en lui le Message rencontra la roche âpre et brûlante de la Nature. Jamais sa gentilité ne se rendit complètement à la sommation de Dieu. Inconsolable, dirait-on parfois, de l'Anté- Islam, de sa poésie, de ses ludiques intensités, son génie aura trouvé au moment de l'Empire Umayyade, dans le déferlement de tant de richesses et de jouissances et de risques, matière à rééquilibrer, si l'on peut dire, une plénitude existentielle que la Révélation avait saintement disloquée.

Encore aujourd`hui, malgré les ravages du cosmopolitisme et les appels de l'internationalisme, sa spécificité reste à peu près intacte. Redoutable, pour le moins, à quiconque la veut nier! Si suspecte que nous soit une certaine psychologie des peuples, si localisée, relative, historique, que se veuille notre analyse, comment ne pas connaître chez les Arabes une constellation de trait aussi vieille que leur poésie? Encore aujourd'hui, il se reconnaissent à leur wijdan, c'est -à dire à la présence multipliée et réciproque  en eux de l'être et de l'exister; à la récapitulation opiniâtre du passé dans l'actuel et de l'avenir dans le souvenir; à cette aptitude enfin à des jonctions, à des télescopages moraux et mentaux que déçoivent toute régularité, toute classification, et qu'elles déçoivent.

Ce genre de synthèse à révélé dès les premiers temps de l'Islam un dynamisme assez expansif pour la chronique du monde n'en ai gardé que peu d'exemples équivalents. Cent ans seulement après la venue du prophète, la nouvelle communauté s'épanchait de la loire à l`Indus. Une créativité de tout ordre:guerrière, politique, économique, sociale marquait par un formidable remuement d'hommes, d'institutions, d'idées et de choses de cette gigantesque explosion de la différence. Différence par rapport aux anciennes révélations, de qui Muhammad avait entendu ressaisir le droit fil; différence par rapport aux cultures voisines, proches ou lointaines: la byzantines, la persanes, l'indienne même, d'autre encore . Et puis, au sein de la différence, cet accueil et cette ouverture, le désir de l'Autre, la sensibilité, la vulnérabilité à l'Autre. Ainsi aura-t-il été dit des Arabes qu'ils sont,  un «peuple du milieu» Ummatan wasatan (Cor.,II,143), une Méditerranée des civilisations. Et ce n'est point là seulement calembour étymologique.

Bien des siècle après la chute de Bagdad et celle de grenade, c'est encore sur sa bordure méditerranéenne, en Egypte et Syrie, que l'Islam arabe assumera sa prime modernité. Sa culture avait, très tôt, revendiqué, en philosophie notamment, l'héritage hellénique. Et si l'on songe que dix siècles après Averroès, champion de ce qu'Ernst Bloch appelle «la gauche aristotélicienne», quatre siècles après Ibn Khaldun, père des sciences sociales en Occident, ce fut encore l'intervention de l'Europe qui fournit des modèles à l'intellectualité beyroutine et cairote de la fin du XIXe, on s'avisera que sous cette large perspective l'Islam arabe s'est bien plus qu'a moitié voulu ou subi méditerranéen.

Que l'Islam ait ainsi négligé une dimension de lui-même, qu'il se soit laissé par trop dominer par ses rapports avec l'Europe, rapports dont le terme logique pouvait être l'accumulation et même la dépersonnalisation, il est difficile de le contester. Mais peut-être que notre époque, parce qu`elle porte l'altercation à son comble, porte aussi les problèmes à plus de maturité. Elle a permis aux Arabes de libérer leur dimension afro-asiatique, et c'est cela même qui les autorise désormais à réinventer leur dimension méditerranéenne. Certes, au temps des canonnières, l'Islam avait recouru de ses périphéries maritimes, trop accessibles, à sa masse continentale, et de ses institutions officielles, trop vulnérables, à ses énergies sauvages. Une telle dichotomie a perdu de sa pertinence. C'est le recours à la base qui désormais légitime le construit et l'élabore. Or il rejoint, à l'échelle mondiale, une revendication multiforme et tends à élever sur les ruines de l'échange inégal un dialogue véritable avec l'Autre. Et cet Autre, pour les Arabes, c'est avant tout l'Autre méditerranéen.

S'il est vrai que les diverses civilisations ont toute un rôle à jouer dans l'édification du monde à venir, cela concerne au premier chef la civilisation arabe. Et voilà pourquoi le présent livre se sera efforcé d'en apprécier les rapports aussi bien effectifs que potentiels.


 

Apport des Arabes à l'Europe

Dans son ouvrage «Les Arabes» Marc Bergé résume l'apport des savants arabes à l'Europe médiévial. À ce sujet il consacre tout un chapitre dans lequel il met en relief la participation des hommes de sciences et des philosophes à la préparation de la renaissance scientifique européenne.

Dans ce chapitre les titres des paragraphes et la conclusion reflètent clairement le talent de ces chercheurs arabes qui sollicités par la religion de Muhammad, travaillaient inlassablement afin d'aboutir à des résultats scientifiques d'une originalité dont héritera avec bonheur l'Europe.

Nous signalons ces titres ainsi que la conclusion:

- Par un réel esprit scientifique et un grand sens de l'expérimentation, les savants parvinrent à s'affranchir graduellement de leurs maîtres grecs.

- Découvrir les fortes personnalités de savants arabes et apprécier leurs découvertes et leurs innovations.

- L'algébriste et astrronome al-khawarizmi décrit les chiffres et les règles du calcul indien. Son traité fit pénétrer en Europe le système décimal.

-'Umar al-khayyam, poète persan du XIe siècle dont les quatrains sont populaires en Occident fait faire un sérieux pas en avant à l'algèbre.

- La trigonométrie se constitue en science indépendante de l'astronomie: Abu l-wafa lui assure un grand développement; le chîìte al-Tusi en rédige le premier traité systématique.

- Ibn Al- Haytham découvre et vérifie les phénomènes de réflexion et de réfraction opérant une véritable révolution en optique dans les concepts de base.

-  Mécanique expérimentale: nouveaux instruments et nouvelles mesures; Al-Biruni au XIe siècle et Al-khazini au XIIe siècle.

- Al-Biruni remplit une mission de mutuelle compréhension entre l'Orient et l'Occident.

- L'astronomie arabe permit une confrontation fructueuse au XIIIe siècle avec l'astronomie chinoise et exerce une influence directe sur l'astronomie européenne .

- L'astrolabe, instrument astronomique portatif perfectionné par le célèbre astronome de Tolède Azarchel«Al-Zarkali».

- De précieux travaux de géodésie et de cartographie furent exécutés par les Arabes, notamment en Sicile par le géographe Al-Idrisi.

- Les Arabes, bons marins, héritèrent des chinois la boussole et, par leur commerce maritime devinrent des experts de l'Océan Indien.

- Les alchimistes arabes ont ouvert la voie dès le VIIIe siècle à la chimie moderne tandis que, au IXe et au XIe siècle, avec une conception différente, ils réalisèrent une ébauche de chimie.

L`ART MÉDICAL

- La formation des médecins dans le monde musulman porta la marque du Grec Hyppocrate, mais s'enrichit de l'expérience de plusieurs générations de savants arabes.

- Les activités médicales ont permis à la forte personnalités intellectuelles de révéler leur talent et d'aboutir à des résultats scientifiques d'une originalité dont héritera avec bonheur l`Europe.

- Un pionnier d'une valeur exceptionnelle, le médecin arabe chrétiens Hunayn Ibn Ishaq, accomplit de multiples traductions d'ouvrages et occupa aussi le poste de médecin en chef de la cour.

- Le persan d'origine Abu Baker al-Razi devint, à la fin du IXe siècle, l'un des premiers grands maître de la médecine arabe.

L'art médical ne cessa de se perfectionner notamment en chirugie: Al-Zahrawi réalise des progrès qui en feront un maître renommé en Europe.

- Ibn Al-Nafis, théologien, philosophe, philologue et médecin damascain très cultivé, découvre la «petite circulation du sang» ou circulation pulmonaire.

Les Arabes ont donné à la pharmacie son aspect scientifique et son autonomie par rapport à la médecine.

 



Conclusion La science et la philosophie arabe favorisèrent dès l'an 1000 l'éveil d`une Europe devenue au XXe siècle un ferment pour le renouveau arabe.

L'activité philosophique et scientifique des Arabes, au Moyen Âge, telle que nous avons pu la ressusciter, dans les domaines les plus variés, grâce à de nombreux témoignages vivants ou à travers la lecture de multiples«Traités» significatifs, reste très attachantes pour nous, car, selon l'expression de C. Cahen c`est en face d'une «science vécue» que nous nous trouvons placés et ce sont des exigences philosophiques et scientifiques authentiques qui nous sont proposées. Les arabes se sont appliqués, en effet, «à confronter les concepts grecs avec l`expériences» (R. Arnaldez). Un siècle à peine après l'annonce en langue arabe d'un message religieux, qui , en définitive, allait faire surgir une civilisation, Jabir ibn Hayyan, né en 721 en Iraq, recommandait:« Le secret de la perfection dans cet art - il s'agissait des sciences naturelles et particulièrement de la chimie- réside dans la manipulation et l`expérimentation...».

Notre Chayk nous avait aussi appris qu'en médecine le praticien se réfère d'abord à sa science ('ilm) pour donner un diagnostic, puis entreprend une section ('amal) en ordonnant un traitement pour tenter d'enrayer le mal. Mais citant un  Ancien, il disait également: L'homme dont la science n'est pas suivie d'action est comme un arbre feuillu qui ne porte pas de fruit.»

De leur côté, les philosophes arabes ont perpétués une tradition de réflexion,où, selon l'expression, «l'homme, étant un problème pour l'homme (inna l-insana achkala `alayhi l-insan)», ne conquiert sa dignité qu'en tentant de dominer les déterminismes qui pèsent sur lui et qu'en se soustrayant, au moins momentanément, par la pensée et  l'action aux pressions économiques, politiques, intellectuelles et sociales. Ainsi la pensée arabe nous permet-elle de prendre de la hauteur, tout en s'incarnant dans des personnages contrastés, comme cet historien-philosophe Miskawayh qui, au Xe siècle, apparaissait comme «un Sage suffisamment libéré des contraintes de la vie pour s'adonner à cette poursuite abstraite d'un idéal contemplatif» ou, au contraire, comme son contemporain al-Tawhidi, homme de lettres-philosophe «obsédé à la fois par l'image pure de l'homme parfait (al-insan al-kamel)- thème de base de l'humanisme arabe - , telle que la maintenait vivante les enseignements de son mître Abu Sulayman, et par l'atmosphère d'hypocrisie, d'intrigues, de luttes d'intérêt, bref d'immortalité où il était obligé de se retrouver une place».

Aussi n'est-il pas étonnant que les Arabes aient cultivé également les sciences humaines: la psychologie, « science de l'âme ('ilm al-nafs); la physiognomonie ('ilm al-firasa), qui est l'art de connaître le caractère de l'homme d'après sa physionomie: oeil, front, sourcils [...]; la géographie humaine, qui englobe l'étude comparatif de toutes les civilisations connues et des systèmes chronologiques des différents peuples, comme l'oeuvre d'Al-biruni; l'anthropologie culturelle amorcée avec l'examen des mérites respectifs des nations; la linguistique et la phonologie; l'histoire, enfin, où  Ibn Khaldun est reconnu, aujourd'hui, comme un précurseur , au XIVe siècle, de la méthode historique et sociologique moderne, quand il recommande, par exemple, à l'historien de faire preuve, avant tout, d'esprit critique: «Sache que le véritable objet de l`'histoire est d'instruire de l'état social de l`'homme, c`est-à-dire de la civilisation et de la vicissitudes qui peuvent affecter la nature de cette civilisation [...]. Lorsque l`esprit reçoit avec impartialité une information, il  l'éprouve et l'examine comme il se doit jusqu'à distinguer clairement si elle est véridique ou mensongère [...].Ce qui introduit le mensonge dans les informations est la trop grande confiance envers ceux que l'on suit:(il convient ) d`exercer, à cet égard, son esprit critique[...]»

Science et philosophe arabes portèrent leurs fruits, qui ne manquèrent pas d'être remarqués, dans une Europe appelée à connaître son propre éveil. Trois siècles et demi après l'éclosion de la civilisation arabo-musulman - qui avait si intelligemment assuré sa fortune en assimilant en arabe, les connaissances des anciennes civilisations du Moyen -Orient-, l'Europe ressentit la nécessité d'effectuer une semblable démarche en intégrant, notamment en latin, les connaissances anciennes qui venaient de fructifier dans la langue de l'Islam. Un des premiers pionniers à profiter de la science arabe fut un auvergnat d'origine modeste, Gerbert - pape de l'an 1000- né en 983, à une dizaine de kilomètres d'Aurillac[...]. Vers 967, il séjourna au monastère de Rippol en Catalogne, où il étudia , dans des ouvrages arabes, les mathématiques, et l`astronomie et utilisa ainsi les chiffres arabes et peut l'astrolabe.

Que d'Européens illustres jalonnent l'histoire de cette nouvelle ère de traduction qui fut inaugurée, non plus, comme au VIIIe siècle en Orient, pour traduire du grec, du persan, de l'indien, du syriaque en arabe, mais en Occident, du Xe au XIIIe siècle, pour, surtout,  traduire de l`arabe en latin, en hébreu, ou en catalan. On n'allait plus chercher la science à Jundichapur, mais la science arabe à Carthage, à Tolède, à Séville, à Palerme pour qu'elle fructifiât à son tour, notamment dans les écoles de médecine, en Italie, à Salerne et, en france, à Montpellier. C'est là que se distinguera un Catalan du XIIIe siècle, Arnaud- originaire de Villeneuve, bourgade proche de Montpellier - à la fois arabisant et hébraïsant, qui pratiqua la médecine, l'astrologie et l'alchimie. Un siècle auparavant, '`italien Gérard, né à Crémone en 1114, fut un de ceux qui surent apprécier à sa juste valeur la science arabe et fut ainsi en mesure de traduire environ soixante-dix ouvrages scientifiques, ce qui était, pour la culture européenne de cette époque un évènement considérable.